A Verdun en 1916, le combat est de tous les instants et la mort est partout. Le fantassin n'a pas une minute de repos. Il faut veiller sans cesse et travailler car la tranchée est constamment bouleversée par les tirs ennemis. Il faut assurer le ravitaillement et pour cela aller très loin, sous une pluie d'obus, chercher la soupe et le vin. Lorsque les corvées disparaissent dans la tourmente, les soldats restent sans ravitaillement, et le supplice de la soif s'ajoute à toutes les tortures endurées. Ainsi la soif, la faim, la stagnation dans la boue, l'angoisse de la mort qui rôde, la fatigue extrême, la nervosité, le tonnerre des artilleries, les gaz, les hurlements des blessés, la lente agonie des mourants, ce spectacle d'une indicible horreur fait la vie quotidienne du soldat de Verdun.


Extraits de textes témoignant des conditions de vie des soldats français et allemands

Vie quotidienne dans les tranchées

 

Dans la tranchée, nous vivions constamment dans l'humidité, la boue, la neige et, surtout, le froid. L'hiver était particulièrement rigoureux. Depuis que j'étais en ligne, à savoir pas loin de huit jours, je ne m'étais pas réchauffé une seule fois. On avait froid au nez, aux oreilles, aux mains... nos pieds, enserrés dans des chaussures pleines d'eau macéraient, gonflaient. Il était formellement interdit de se déchausser. Il en résultait des espèces d'engelures qui s'infectaient, et les pieds gelaient. Une affection extrêmement sérieuse, qui me fit évacuer un grand nombre d'hommes, dont certains restèrent estropiés pendant des années. 

 

[...]

 

Pour le moral des troupes, la qualité constante du ravitaillement en dépit des conditions difficiles a joué un grand rôle. Il cheminait par fourgons ou par wagonnets jusqu'aux cuisines creusées dans le flanc nord de la vallée. Le matériel était disposé à pied d'oeuvre, le plus près possible des cuistots. Trois fois par jour, dès le matin, on voyait ces petites bandes pittoresques de braves gars nous apporter du pain, dix boules à la fois, au moins, sur un bâton porté par deux hommes. Ils étaient également chargés de bidons de deux litres contenant du café, du vin, et de la gnôle, bien entendu. Les distributions se faisaient dans la tranchée même. Dans les moments durs, de pauvres types buvaient dès le réveil, d'un seul coup, le café chaud, le vin et la gnôle*.

- Maintenant je peux crever, disaient-ils, c'est toujours ça que les Boches n'auront pas eu.

Vers onze heures, la soupe était apportée dans des bouthéons, par une autre équipe, souvent accompagnée du fourrier qui, lui, apportait les colis et le courrier. C'était le bon moment de la journée. Enfin, le soir, on resservait la soupe. Bien entendu, en cas d'attaque, tout ça était perturbé. Rien n'allait plus, on ne touchait à rien. 

Pendant les quatre jours qui ont suivi cette première attaque, il régna un calme relatif. On se laissait aller au plaisir de se faire du chocolat au lait condensé tout en roulant des cigarettes qu'on fumait amoureusement. Lorsque le ravitaillement était trop dangereux, on nous distribuait des boîtes de sardines à l'huile et du camembert. 

Saluons bien bas les hommes du ravitaillement, car ils nous ont permis de tenir le coup jusqu'à la victoire. Même si la sardine à l'huile espagnole et portugaise sentait l'huile de machine à coudre, même si le camembert était fait avec du lait écrémé, si bien qu'en le penchant on le voyait se gonfler et se vider pour peu qu'il y ait un trou. Enfin, c'était la guerre.

 

Louis MAUFRAIS, "J'étais médecin dans les tranchées" (2008)

 

* On donnait double ration de vin ou de gnôle aux hommes pour les aider à aller à l'attaque. Il ne faut pas oublier que les corps à corps à l'arme blanche étaient horribles. Les Allemands faisaient de même...


La discipline militaire allemande

 

"Notre instruction militaire dura deux semaines et ce temps-là suffit pour nous transformer d'une manière plus radicale que dix années d'école. [...] D'abord étonnés, puis irrités, et finalement indifférents, nous reconnûmes que ce n'est pas l'esprit qui a l'air d'être prépondérant, mais la brosse à cirage, que ce n'est pas la pensée, mais le "système", pas la liberté, mais le dressage. Nous étions devenus soldats avec enthousiasme et bonne volonté, mais on fit tout pour nous en dégoûter. [...] Avec nos yeux jeunes et bien éveillés, nous vîmes que la notion classique de la patrie, telle que nous l'avaient inculquée nos maîtres, aboutissait ici, pour le moment, à un dépouillement de la personnalité qu'on n'aurait jamais osé demander aux plus humbles domestiques.

 

Saluer, se tenir au "garde-à-vous", marcher au pas de parade, présenter les armes, faire demi-tour à droite ou à gauche, faire claquer les talons, recevoir des injures et être en butte à mille chicanes, certes, nous avions envisagé notre mission sous un jour différent et nous trouvions que l'on nous préparait à devenir des héros comme on dresse des chevaux de cirque. Mais nous nous y habituâmes vite. Nous comprîmes même qu'une partie de ces choses était nécessaire, mais qu'une autre partie était, elle, superflue. Le soldat a du nez pour ces questions-là. [...]

 

Kropp, Müller, Kemmerich et moi, nous fûmes affectés à la neuvième escouade qui avait pour chef Himmelstoss.

 

Il passait pour la plus sale "vache" de la caserne et il en était fier. Un petit homme trapu, qui avait servi pendant douze ans, avec une moustache rousse retroussée - facteur dans le civil. Kropp, Tjaden, Westhus et moi, il nous avait particulièrement à l'oeil parce qu'il sentait notre défi muet. Un matin, j'ai été obligé de refaire son lit quatorze fois ; il trouvait toujours quelque chose à reprendre et il le défaisait. Penfant vingt heures (naturellement avec des pauses), j'ai graissé une paire de vieilles bottes dures comme la pierre et suis arrivé à les rendre si souples qu'Himmelstoss lui-même ne dit plus rien. Sur son ordre, j'ai frotté la chambrée à neuf, avec une brosse à dents ; Kropp et moi, nous avons commencé à exécuter la consigne consistant à balayer la neige de la cour de la caserne avec une brosse à main et une raclette, et nous aurions persévéré jusqu'à congélation si, par hasard, un lieutenant ne s'était approché, qui nous renvoya et rabroua énergiquement Himmelstoss.

 

Malheureusement, la conséquence en fut qu'Himmelstoss devint encore plus enragé à notre égard."

 

Eric-Maria REMARQUE, "A l'ouest, rien de nouveau".


Août 1914, départ de Narbonne

 

La plupart des témoignages émanent d'hommes instruits. Le journal de Louis BARTHAS apparaît comme une exception. Tonnelier, originaire d'un village des Corbières, Louis BARTHAS est âgé de 35 ans en 1914. Marié et père de famille, il fait toute la guerre au front, de la Somme à Verdun. En 1919, il met au propre des notes qu'il a prises pendant le conflit. Cet homme, qui n'a pour tout bagage que son certificat d'études primaires, socialiste et syndicaliste, veut apporter son témoignage en souvenir de ses camarades morts au combat.

 

Il raconte l'arrivée des prisonniers : 

 

"Mais bientôt, cette haine farouche s'atténua quand on eut les preuves qu'on ne massacrait pas tous nos prisonniers et que même, chose inimaginable, ces barbares soignaient ceux qui étaient blessés.

 

On en fut stupéfait : les Allemands n'étaient donc point des malandrins ? des bandits ? les journaux avaient-ils donc menti, ou tout au moins démesurément grossi les choses ?

 

Ce doute retourna les esprits, et dès lors, les passages de prisonniers ne suscitèrent plus qu'une curiosité qui alla en décroissant pour faire place à une indifférence complète et même à de la pitié de la part des gens sensibles, plus nombreux que ce qu'on pourrait croire.

 

D'ailleurs, la curiosité de la foule était distraite par d'autres spectacles variés. Ce fut d'abord l'arrêt pendant quelques jours à Narbonne d'une magnifique division algérienne. On ne se lassait pas d'admirer les tenues, les défilés, les parades de ces zouaves, de ces tirailleurs si fiers, si crânes dans leur tenue si originale.

 

Quelle différence avec nous, affublés de capotes trop grandes ou trop courtes, de vieux pantalons rapiécés, de képis difformes. Il y avait de quoi être humiliés et jaloux ! Tous les regards de ces Narbonnais étaient pour des Africains."

 

Les carnets de Louis Barthas, tonnelier. 1914-1918

(Maspero édition 1978)


L'attente dans les tranchées

 

"Le moral est bas. Nous sommes tapis dans nos abris depuis deux heures ; voici que notre propre artillerie tire sur nos tranchées. C'est la troisième fois en quatre semaines. Si encore c'était des erreurs de tirs, personne ne dirait rien, mais cela vient de ce que les tubes des canons sont usés, ce qui rend les coups incertains et fait souvent s'éparpiller les obus sur notre secteur. Cette nuit, nous avons ainsi deux blessés.

 

Le front est une cage dans laquelle il faut attendre nerveusement les événements. Nous sommes étendus sous la grille formée par la trajectoire des obus et nous vivons dans la tension de l'inconnu. Sur nous place le hasard. Lorsqu'un projectile arrive, je puis me baisser, et c'est tout ; je ne puis ni savoir exactement où il va tomber, ni influencer son point de chute.

 

C'est ce hasard qui nous rend indifférents. Il y a quelques mois, j'étais assis dans un abri et je jouais aux cartes ; au bout d'un instant, je me levai et j'allai voir des connaissances dans un autre abri. Lorsque je revins, il ne restait plus une miette du premier ; il avait été écrabouillé par une marmite. Je retournai vers le second abri et j'arrivai juste à temps pour aider à le dégager, car il venait d'être détruit à son tour.

 

C'est par hasard que je reste en vie, comme c'est par hasard que je puis être touché. Dans l'abri "à l'épreuve des bombes", je puis être mis en pièces, tandis que, à découvert, sous dix heures du bombardement le plus violent, je peux ne pas recevoir une blessure. Ce n'est que parmi les hasards que chaque soldat survit. Et chaque soldat a foi et confiance dans le hasard."

 

Eric-Maria REMARQUE, "A l'ouest, rien de nouveau".


L'attaque

 

Personne ne croirait que dans ce désert tout déchiqueté il puisse y avoir encore des êtres humains ; mais, maintenant, les casques d'acier surgissent partout dans la tranchée et à cinquante mètres de nous il y a déjà en position une mitrailleuse, qui, aussitôt, se met à crépiter.

 

Les défenses de fils de fer sont hachées. Néanmoins, elles présentent encore quelques obstacles. Nous voyons les assaillants venir. Notre artillerie fulgure. Les gens d'en face font tous leurs efforts pour avancer. Hale et Kropp se mettent à travailler avec les grenades. Ils les lancent aussi vite qu'ils peuvent ; elles leur sont tendues toutes prêtes à être envoyées. Hale atteint soixante mètres et Kropp cinquante ; la preuve en a été faite et c'est une chose très importante. Les gens d'en face, occupés à courir, ne peuvent guère être dangereux avant leur arrivée à trente mètres.

 

Nous reconnaissons les visages crispés et les casques ; ce sont des Français. Ils atteignent les débris de barbelés et ont déjà des pertes visibles. Toute une file est fauchée par la mitrailleuse qui est à côté de nous ; puis nous avons une série d'enrayages et les assaillants se rapprochent.

 

Je vois l'un d'eux tomber dans un cheval de frise, la figure haute. Le corps s'affaisse sur lui-même comme un sac, les mains restent croisées comme s'il voulait prier. Puis, le corps se détache tout entier et il n'y a plus que les mains coupées par le coup de feu, avec des tronçons de bras, qui restent accrochées dans les barbelés.

 

Au moment où nous reculons, trois visages émergent du sol. Sous l'un des casques apparaît une barbe pointue, toute noire et deux yeux qui sont fixés sur moi. Je lève la main, mais il m'est impossible de lancer ma grenade dans la direction de ces étranges yeux. Pendant un instant de folie, toute la bataille tourbillonne autour de moi et de ces yeux qui, seuls, sont immobiles ; puis en face de moi, la tête se dresse, je vois une main, un mouvement, et aussitôt ma grenade vole, vole là-dessus.

 

Nous reculons  en courant, nous tirons des chevaux de frise dans la tranchée et laissons tomber derrière nous des grenades toutes armées, qui nous permettent de céder le terrain sans cesser le feu. De la position suivante, les mitrailleurs font feu.

 

Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction. Ce n'est pas contre des humains que nous lançons nos grenades, car à ce moment-là nous ne sentons qu'une chose : c'est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces casques. C'est la première fois depuis trois jours que nous pouvons la voir en face ; c'est la première fois depuis trois jours que nous pouvons nous défendre contre elle. La fureur qui nous anime est insensée ; nous ne pouvons que détruire et tuer, pour nous sauver... pour nous sauver et nous venger."

 

Eric-Maria REMARQUE, "A l'ouest, rien de nouveau".