Extraits de "1914-1918 ou les années d'un futur académicien", de Gabrielle ROMAINS.

 

Merci à Pierre CHAPUIS pour son travail de recherche

[...1914, le départ pour la guerre à Saint-Julien Chapteuil...]

En France, comme dans beaucoup de pays d'Europe, en ce 2 août 1914, la mobilisation générale était proclamée.

Le tocsin avait sonné à Saint-Julien Chapteuil et l'on finissait de coller sur tous les murs de la bourgade les affiches ornées de petits drapeaux croisés qui appelaient les jeunes gens à la guerre.

Revenant de l'ultime randonnée... Philippe Varmat-Turner accompagné de sa jeune femme, ramenait au pays sa Renault rouge.

Une belle époque allait finir ; un nouveau monde allait naître dans le fracas des armes !

En freinant légèrement, il descendait la rue principale (la Chaussade) pour aller s'arrêter sur la place du bas, non loin de la mairie, devant l'Hôtel du MIdi où ses beaux-parents avaient pris pension...

On apercevait la rue montante vers l'église... Le spectacle différait des jours ordinaires, et même des jours de marché où les paysans circulaient à l'aise, contents de se lancer des propos de bonne camaraderie.

Mais en cette triste fin d'après-midi, tout était changé. Les vieux, sans paroles, restaient bouleversés devant les placards blancs que l'on venait de poser et quelques femmes pleuraient.

Seuls, quelques jeunes gens se montraient bruyants et se bousculaient à la porte des cafés... Les uns paraissaient furieux d'avoir à partir... Les autres, plus nombreux, affichaient un enthousiasme délirant, déclarant qu'ils allaient écraser les Boches et que la guerre ne dépasserait pas trois mois ! ...

Le lendemain, sur la place de la mairie, en dehors de ceux qui étaient partis à bicyclette, nombreux étaient les gens qui stationnaient autour de la diligence à deux chevaux et de la guimbarde automobile dans laquelle s'installaient déjà les jeunes gens du village partant pour la guerre...

Dans les groupes de parents et d'amis toujours plus nombreux, à mesure que l'heure avançait, les embrassades se multipliaient et les mains se serraient...

Les chevaux, sentant le départ proche, se secouaient, faisant sonner leurs grelots.

Mis en marche par une manivelle, le car vibrait et pétaradait... Enfin le klaxon hurla et les deux véhicules s'ébranlèrent au même moment. De quelques poitrines sortirent des chants patriotiques.

Longtemps les familles purent suivre des yeux les deux voitures qui montaient, l'une derrière l'autre jusqu'au col de Saint-Julien dominant la vallée de la Loire, et, longtemps, le vent apporta, par bouffées, des chansons, des cris et des rires.

[...]

Il n'était pas loin de dix heures lorsque tous ces montagnards arrivèrent au Puy.

Sur l'avenue de la gare, montaient les recrues qui allaient prendre le train de Paris. Quelques drapeaux flottaient aux fenêtres et, sans fin, des chants patriotiques et des musiques continuaient à résonner. Les jeunes officiers, les hommes qui partaient en uniforme étaient acclamés. On leur jetait des fleurs. Le train presque uniquement composé de wagons de marchandises était sur sa voie et se remplissait.

Philippe embrassa sa femme en lui promettant de la faire venir auprès de lui aussi vite que possible : "Tu sais bien que je fais partie de l'armée auxiliaire et que je resterai probablement à Paris."

Se tournant vers ses camarades, il est pria de conduire sans retard sa femme au car de Saint-Julien qui devait attendre des voyageurs, devant le bar-tabac, tout près de la place du Breuil.

[...Le retour de Geneviève à Saint-Julien...]

Monsieur Varnat, pour consoler sa belle-fille, répétait qu'avec cet immense déploiement de forces, en France et ailleurs, cette guerre ne dépasserait pas deux mois !

Geneviève parlait des paysans qui se tenaient au courant de ce qui se passait dans le monde en lisant les feuilles du journal local sans songer que la presse était très censurée et discouraient des heures entières sur la place de la mairie ou dans quelques cafés du village. 

On avait fermé Saint-Julien par de grosses chaines tendues au travers de la route et des chemins principaux. Cela impressionnait quelques habitants de la région et du bourg qui se sentaient peut-être mieux gardés contre l'ennemi !

[... 1918, plusieurs mois avant l'armistice, retour en Haute-Loire...]

Le printemps s'installait, Philippe avait été réformé.

Un peu plus tard, ils allèrent rechercher la petite Renault laissée à Saint-Julien Chapteuil.

Au Puy, ils prirent la diligence qui partait du tabac voisin de l'Hôtel de la Loire à huit heures du matin. Le jeune couple s'installa en se serrant un peu à l'intérieur de la vieille guimbarde partant pour la montagne avec ses voyageurs et ses colis. A mi-distance du Puy et de Saint-Julien, il y aurait un arrêt d'environ un quart d'heure, devant l'auberge des Pandraux pour laisser souffler les chevaux et permettre aux voyageurs de se délasser. Depuis que les diligences circulaient dans le pays, il en était ainsi. Mais le chemin qu'allait prendre le cocher serait pénible pour l'attelage qui souvent ne s'avancerait qu'au pas car la montée était continuelle jusqu'au col de Saint-Julien. [...]

On longeait les derniers champs et, tout à coup, on put s'arrêter sur la place où se trouvaient l'école des garçons et celle des filles, puis la mairie et les deux hôtels. Les jeunes Varmat-Turner allèrent serrer les mains de l'hôtelier Sabatier, debout devant sa porte. Chaque jour, à la même heure, il assistait au même événement : l'arrivée du Courrier du Puy...

Geneviève proposa d'aller jusqu'à Granges pour embrasser leur tante aînée. Mais Philippe paraissait hésiter. N'allait-il pas faire naître chez ses proches parents des sentiments amers et jaloux, plus forts que la joie du revoir ? Devait-il oublier que les jeunes hommes de ces montagnes étaient partis, qu'on les avait arrachés à leurs femmes, à leurs foyers, et qu'ils combattaient encore sans relâche, malheureux et loin des leurs ?

Vers les cinq heures de l'après-midi après la remise en état de leur voiture, les Turner purent reprendre la route du Puy. Geneviève éprouva le besoin de se pencher vers son mari pour lui rappeler les vers qu'il venait d'écrire :


Europe, je n'accepte pas

Que tu meures dans ce délire

 

[... A Paris...]

Philippe devrait collectionner tous les témoignages écrits et verbaux de ses nombreux camarades. Bien qu'il n'ait pas vécu dans les tranchées, n'en sortirait-il pas des livres brillants et forts documentés.